« Dire que l’avenir, c’est l’Afrique. Et le présent ? Il faut travailler pour que le présent soit meilleur, qu’il y ait un bien-être et que chacun joue sa part… »
Reçu sur la chaîne française LCI dans la soirée du dimanche 5 mars 2023, le président béninois Patrice Talon s’est prononcé sur sa vision des grands enjeux internationaux du moment, de l’Afrique et du Bénin.
Lire ci-dessous l’intégralité de son entretien
Darius Rochebin : Monsieur le président bonjour
Patrice Talon : Monsieur Rochebin bonjour
Vous êtes Patrice Talon, président du Bénin, un des chefs d’Etat les plus courtisés du continent africain qui est tellement courtisé en ce moment, visite du président Macron, visite du ministre russe Lavrov, visite du ministre chinois Est-ce qu’il y a, en raison de la guerre, un moment africain ?
Peut-être on peut le dire, ce moment est actuel. Peut-être que c’est un moment africain. Cela a été flatteur pour nous.
On a entendu sur votre sol la première grande charge du président Macron contre la Russie quand il a dit que la Russie est l’une des dernières puissances impériales coloniales. Est-ce qu’il a raison ?
Je ne saurais le dire. Ce n’est pas mon analyse des choses. Ce qui moi me préoccupe et qui préoccupe le Bénin, c’est la guerre en Ukraine. Cette guerre, elle est malheureuse. La Russie est un ami, un ami du Bénin de vieille date et malgré l’intervention de la Russie en Ukraine, la Russie demeure un ami du Bénin. Mais ce n’est pas parce que nous sommes des amis, des peuples amis qu’il faut se garder de ne pas condamner ce que fait la Russie en Ukraine.
Cela veut dire que vous le condamnez entièrement ?
Tout à fait. Le Bénin condamne parce que l’usage de la force n’est pas à promouvoir. Cela est dangereux parce que si on banalise ce fait ou on exprime une neutralité, ce serait une façon de promouvoir l’usage de la force pour régler les conflits internationaux et cela est dangereux notamment pour les pays du Sud comme le Bénin et encore davantage pour les pays qui ont une force militaire faible ou qui n’ont pas de puissance militaire.
Vous aviez des relations personnelles presque y compris avec le président Poutine. Est-ce qu’il a commis là une erreur personnelle ?
Je ne veux pas juger de l’opportunité de son intervention.
Si, vous venez de dire que c’était essentiellement condamnable ?
Non, l’usage de la force. Est-ce que la cause est juste ? Est-ce que la cause est pertinente ? Ce n’est pas le débat. Donc, évitons de chercher si une cause fut-elle juste puisse justifier l’intervention par l’armée dans les relations internationales ? Il ne faut pas que la force soit le moyen de règlement des conflits quelle que soit la pertinence de la cause.
Comment est-ce que vous comprenez dans une partie des opinions africaines, en dépit de ce que dites, cette espèce de séduction qu’il y a toujours de la Russie ?
Toutes les grandes puissances font de la séduction. Chacun veut étendre sa sphère d’influence.
Toutes sont impériales ?
Je ne sais pas si le mot convient encore aujourd’hui, mais étendre sa sphère d’influence est tout à fait commun aussi bien à la France, à la Russie, à la Chine, aux Etats-Unis, à l’Angleterre, autrement dit toutes les grandes puissances. Les relations humaines sont d’ailleurs caractérisées par ce genre de volonté.
Monsieur le président, on assiste quand même à des choses étonnantes. La France a commis des sacrifices si considérables par exemple pour lutter par exemple contre le djihadisme au Mali. On est en 2023. On se dit que le colonialisme, c’est du passé et on voit qu’encore aujourd’hui, dans une partie des opinions africaines, il y a une séduction de la Russie, même de Wagner. Comment est-ce que vous expliquez ça ?
La Russie est dans une phase difficile. L’invasion de la Russie, c’est-à-dire la guerre que la Russie mène en l’Ukraine, l’oblige à se justifier et à étendre son cercle d’amis. Donc c’est normal que dans cette phase actuelle, elle soit plus active en termes de séduction. Mais je continue de dire que tous les Etats et les dirigeants des pays devraient s’abstenir de banaliser ou d’être neutres parce qu’on peut avoir un ami et quand l’ami fait quelque chose qui est préjudiciable pour l’ensemble de l’humanité, il faut le dire. L’usage de la force, n’est pas souhaitable parce ça devient une banalité et tout le monde le fera. Ce sera dangereux en tout cas pour les pays comme les nôtres.
Sur notre antenne, le ministre des Armées, monsieur Lecornu a dit que Wagner considère désormais la France comme ennemi numéro 1 et d’une certaine manière, il appelait à l’aide les Africains. Est-ce que vous êtes prêt à aider la France à lutter contre Wagner ?
Le Bénin n’a pas à aider un pays contre un autre. Nous ne pouvons pas être l’allié de la France contre la Russie. Nous ne pouvons pas non plus être un allié de la Russie contre la France, ou contre la Chine et consorts. Le Bénin n’a pas d’allié de combattre avec un pays contre un autre. Wagner vient dans un environnement où nous parlons de la guerre que la Russie mène en Ukraine. L’environnement est assez pollué parce que le prestataire privé armé, parce que Wagner si je comprends bien est un prestataire privé armé. Mais la notion de faire appel à un prestataire privé militaire n’est pas nouvelle. On a vu en Afghanistan qu’il y a eu des prestataires, sociétés de prestation de sécurité privée qui sont intervenues pour protéger des édifices et consorts.
Vous pensez là aux Américains ?
Tout à fait. Donc sur le principe (ndlr Wagner) n’est pas condamnable quoique l’idéal serait que tout ce qui est armée soit plutôt d’ordre public et non privé.
Ceux qui vous entendront diront que Ah le président Talon est en train de relativiser. Il est en train de dire certes, il y a Wagner mais il y avait aussi une société privée américaine?
En effet, je relativise le principe même de l’intervention privée militaire. Mais quelle est la cause, quel est l’objectif ou quelle est la mission même qui est confiée à Wagner ? C’est purement sécuritaire.
Est-ce que c’est un danger pour vous ? Est-ce que pour vous Wagner est un danger aujourd’hui en Afrique ?
Si la mission de Wagner est purement sécuritaire au service d’un pays qui est en proie à l’insécurité, au djihadisme et qui n’a pas les moyens humains, techniques, n’a pas les hommes qu’il faut, aguerris, entrainés qu’il faut, que ces pays-là fassent appel à un prestataire privé, sur le principe, ce n’est pas condamnable pour moi.
Monsieur le président, on vous sent très prudent mais pour les opinions occidentales généralement, Wagner c’est un groupe criminel majeur à abattre. Vous avez l’air de dire que certains gouvernements africains recourent à Wagner pour leur sécurité ?
Je parle du recours à un prestataire privé armé. Maintenant si le recours n’a pas d’autres objectifs que le soutien pour une causé sécuritaire, alors là c’est condamnable. Donc, si Wagner intervient dans ces pays pas pour apporter une prestation purement sécuritaire et que ça doit servir un régime pour des exactions et consorts, cela est condamnable et doit être condamné. Il faut bien faire la différence entre les deux choses.
Est-ce que l’affaire libyenne pèse encore sur les esprits. Le fait que la chute de Kadhafi à laquelle la France n’est pas étrangère, est-ce que c’est encore présent dans les élites africaines et pas seulement ?
Les faits d’assurance sécuritaire aujourd’hui en Afrique empêchent qu’on nettoie le passé. L’Afrique est confrontée à un problème sécuritaire grave. Les armes circulent et on sait très bien que l’explosion de la Libye a été un facteur déterminant. La Libye a explosé à la suite de la chute de Kadhafi. Donc dans le quotidien des africains aujourd’hui, où on voit des armes de guerre circuler librement et aisément au détriment de la paix et de la sécurité des uns et des autres, comment on peut faire abstraction de ce que l’un des facteurs déterminants de cette situation a été l’explosion de la Libye et donc la chute de Kadhafi.
Il y a presque une idée de faute originelle dans leur poilue, la chute de Kadhafi a amené tant de problèmes et c’est la responsabilité des occidentaux ?
Vous savez, la fin justifie les moyens. Ce qui se passe aujourd’hui est peut-être mis en balance avec ce que Kadhafi était à savoir si la chute d’un monsieur malgré tout ce qu’on peut lui reprocher, ce qui a donc entrainé l’explosion de la Libye est-ce que, aujourd’hui quand on voit ce qui se passe comme drame en Afrique, qu’est-ce qu’il fallait faire, qu’est-ce qu’il ne fallait pas faire ? S’il fallait regarder dans une boule de cristal, s’il fallait jeter des oracles, on dirait oh la la, si la zone doit être aussi une sinécure, il n’aurait pas fallu toucher à Kadhafi.
En substance, beaucoup d’Africains pensent que mieux valait Kadhafi que la situation présente ?
Vous savez le monde va heureusement ou malheureusement avec les constances du jour ou détermination du jour. Si on devrait savoir l’avenir, combien de choses on ne ferait pas, et combien de choses on ferait ?
Et pourtant le poids de l’histoire, on est ici, Rue du Faubourg Saint Honoré, deux rues plus loin à droite, il y avait le bureau de Jacques Foccart. Vous y êtes déjà allé, c’était le centre de l’empire. Est-ce que ce passif colonial pèse encore ?
Je n’ai pas le privilège d’aller dans ce bureau. Vous savez les temps ont beaucoup changé, il faut l’avouer, il faut le reconnaître. Il subsiste encore beaucoup de fantasmes au titre des relations entre l’Afrique et la France. Et la tournée actuelle du président Macron et son discours avant sa tournée, tombe bien parce que ça clarifie un peu les choses. Nos populations ont encore beaucoup l’impression que la France a beaucoup d’intérêts en Afrique et qu’elle tente à les défendre coûte que coûte. Il faut avouer que la situation n’est plus exactement pareille qu’il y a quelques décennies. Les choses ont beaucoup changé. Il faut que nous ayons le temps, l’occasion, les autorités françaises ainsi que les dirigeants africains de l’expliquer pour tuer ces fantasmes-là qui polluent la relations entre les deux peuples et au sein de l’Afrique.
Et pourtant, on en voit des manifestations de cette sensibilité aujourd’hui, la scène entre le président Tshisekedi et le président Macron, qu’en substance, le président Tshisekedi rappelle que monsieur Le Drian a parlé d’un compromis à l’africaine et que selon lui, ça été choquant et le président Macron dit que ce n’est pas un mépris. Selon vous, qui a raison ?
C’est le président Tshisekedi qui a raison parce que les propos de Le Drian à l’époque étaient malvenus. C’était maladroit.
Lors de la tournée du président Macron, il y a eu ces scènes extrêmement frappantes qui nous viennent d’un stade dans une banlieue de Kinshasa. Qu’est-ce que ça représente dans l’évolution du rapport entre la France et l’Afrique ?
Ça montre bien qu’il y a une partie de la population africaine qui évolue qui n’est pas accrochée au passé. Ce qui est d’ailleurs un handicap pour le développement quand on passe son temps à ressasser le passé. Le président Macron est un président jeune qui dit les choses telles qu’il les sent. Donc, il a l’esprit assez ouvert. Il est jeune. C’est un avantage pour voir les choses différemment et cela beaucoup d’africains l’apprécient. Maintenant, il est nécessaire que la France affiche davantage son sentiment d’égalité avec les pays africains et que ce sentiment passé de paternalisme soit totalement effacé.
Il y a encore du paternalisme ?
Beaucoup de nos compatriotes perçoivent encore certains propos, certains faits comme du paternalisme. Il faut faire l’effort de les gommer.
Qui était le plus africain des présidents français ?
Dans quel sens ? Le plus paternaliste ou le plus progressiste pour l’Afrique ?
Qui comprenait l’Afrique?
Dans quel sens ?
Là vous jouez (rires). Il y a quelques images évidemment : de Gaulle, Mitterrand, Chirac et aujourd’hui le président Macron, mais aussi le président Sarkozy ?
Moi, je dirai que la question devrait être : qui est le président Français qui a davantage œuvré pour une coopération-développement plus active, plus visible et plus concrète ? Mais, chacun a fait un peu sa part du job.
Vous êtes excessivement prudent. La démographie africaine est tellement forte et celle européenne faible. Est-ce qu’il y a une logique historique à ce que notamment pour payer les retraites d’une génération à venir des Africains, que cela soit plaise ou non que politiquement on apprécie le mouvement migratoire.
Il ne faut pas que les migrations ou la nécessité de combler le déficit démographique en Europe conditionnent des politiques africaines en termes de développement ou de démographie. Nous sommes confrontés aujourd’hui à un drame. Le taux de croissance de la démographie est trop élevé et en décalage avec notre capacité à investir dans les infrastructures d’éducation, de santé, la création d’emplois.
Vous êtes donc pour la restriction de la démographie ?
Il faut donc pratiquement contrôler ce taux de progression de la démographie.
De toute éternité, on a essayé mais on peut très peu jouer sur les naissances.
Beaucoup de pays y sont parvenus et il faut trouver les moyens d’inciter au contrôle des naissances et même trouver des moyens coercitifs pour que l’explosion observée ne s’éternise pas sinon, l’Afrique se portera très mal.
Quand les patrons allemands disent parfois très cyniquement on a pris des immigrés syriens parce que les immigrés syriens aideront à payer les retraites des Allemands dans 30 ans. Est-ce que ce calcul vaut pour vous les Africains en Europe ?
Nous n’allons pas développer notre politique de développement sur ce besoin de l’Occident d’avoir des immigrés pour combler leurs déficits de population démographique. Il faut que les dirigeants africains que nous sommes, nous œuvrons pour le bien-être de nos concitoyens aujourd’hui et demain. Et pour cela, il faut contrôler les naissances et limiter le taux national de la démographie pour que nos moyens soient en adéquation avec la population.
Pendant ce temps, qui arrête l’immigration ?
C’est un phénomène humain et universel qui à travers le temps, n’a jamais pu être maîtrisé par la volonté des hommes, des dirigeants d’un instant. Les peuples ont toujours bougé. L’homme a toujours circulé et circulera toujours.
La situation en Ukraine, une nouvelle équipe des puissances, la montée de la Chine qui gagne des parts de marchés en Afrique de manière tellement massive. La Chine est-elle l’avenir pour vous ?
La Chine, c’est déjà le présent. Il faut constater qu’elle est une puissance incontournable. Elle donne l’exemple de ce qu’on peut partir de rien pour se développer et devenir une puissance. La Chine m’inspire beaucoup. Le modèle chinois, l’effort sur soi, la bonne gouvernance sont des éléments qui devraient inspirer tous les pays sous-développés puisque le développement est à la portée de tout le monde.
Monsieur le président, la Chine c’est une dictature qui viole les droits humains de manière tellement massive. C’est un système dictatorial sur sa propre population et cela vous inspire ?
La liberté et la démocratie sont un bien inaliénable. Il faut que chaque individu puisse vivre librement sur terre et s’exprimer en ce qui concerne la gouvernance de sa communauté. Mais attention, il ne faut pas que la démocratie soit un leurre parce qu’on reproche à certains pays africains de ne suffisamment pas promouvoir la démocratie, les libertés et les droits de l’homme. Reprocher à la Chine de ne pas promouvoir suffisamment la démocratie, les droits de l’homme et la démocratie, moi je dis une chose, s’il y a de la démocratie sans bonne gouvernance, c’est aussi grave que le défaut de démocratie et c’est pour cela que le développement socio-économique est un impératif autant que la démocratie et la liberté sont des impératifs.
Comme on parle de l’Occident et parfois des réserves, je rappelle vous avez condamné l’invasion de l’Ukraine. Sur la Chine, le premier mouvement n’est que positif. Est-ce que c’est révélateur de l’avenir, c’est-à-dire l’immense puissance démographique chinoise et l’immense puissance démographique africaine sont appelées à être d’une certaine manière, un avenir du monde ?
Est-ce que vous n’avez pas l’impression qu’il y a 10 ans, 20 ans et aujourd’hui, les choses ont beaucoup bougé en Chine ? Est-ce que vous avez vraiment l’impression qu’aux plans de la liberté et de la démocratie, que rien n’a bougé en Chine depuis 30 ans ou 40 ans ? Moi, je suis à la charge. Je peux vous dire combien parfois, la bonne gouvernance peut heurter en apparence la promotion de la démocratie ou des libertés et parfois c’est très difficile face aux mauvaises habitudes communautaires.
Quoi qu’il en soit, parfois c’est une angoisse en Occident que l’avenir sera toujours africain, chinois, brésilien, indien et de moins en moins français allemand, danois, anglais…Est-ce que cela correspond pour vous à un sens de l’histoire ?
Tout à fait. Je n’aime pas focaliser l’image du monde sur l’Afrique parce que parfois, c’est consolateur pour nous et ce n’est pas bien. Dire que l’avenir, c’est l’Afrique. Et le présent ? Il faut travailler pour que le présent soit meilleur, qu’il y ait un bien-être et que chacun joue sa part dans l’évolution du monde et personne ne peut prédire ce que sera l’humanité dans 1000 an
Transcription : Le Matinal