Hospitalisé en France puis en Allemagne, le Premier ministre ivoirien Hamed Bakayoko a fini par passer l’arme à gauche le 10 mars dernier.
Le directeur de la publication de Jeune Afrique, un proche ami raconte les derniers moments qu’il a eus à partager avec le défunt et lui rend hommage.
Autant être franc, écrire ce texte est un véritable crève-cœur, une
torture. L’auteur de ces lignes doit à la vérité de préciser que Hamed
Bakayoko est un ami depuis vingt ans, presque un frère. Ce qui nous a
évidemment amenés à séparer avec soin les volets professionnels et
personnels. Notre amitié ne devait influer ni sur le journaliste ou le
patron de média que je suis, ni sur le dirigeant politique qu’il était. Ce
pacte, nous l’avons tous deux scrupuleusement respecté, malgré
quelques anicroches ou la nécessité de franches discussions.
Nous avons passé les dernières fêtes de fin d’année ensemble et en
famille. Nous connaissions la vie l’un de l’autre dans ses moindres
recoins, nous qui passions des heures – parfois des nuits entières – à
disserter sur la vie, l’amour, la politique, l’humanité, la famille, nos
bonheurs et nos fêlures. Évoquer cette relation rare, alors qu’il n’est
plus là, me fait monter les larmes aux yeux, mais il faut faire avec,
enfouir la douleur et la détresse, ne serait-ce que pour lui rendre
hommage. Ce ne sera sans doute pas très objectif, mais sincère et
transparent, assurément.
À LIRE La dernière interview d’Hamed Bakayoko à Jeune Afrique
Rien ne laissait présager une telle dégradation de son état de santé, et
encore moins cette issue fatale, ce cancer fulgurant qui a emporté
l’enfant d’Adjamé à tout juste 56 ans. Lors de ces vacances et de ce
Nouvel an passé chez lui, à Assinie, Hamed n’a jamais rien laissé
transparaître. Plus fatigué qu’à l’accoutumée, certes. Mais cela
semblait normal, après une année aussi intense et pénible, endeuillée
par la disparition d’Amadou Gon Coulibaly, marquée par une
présidentielle particulièrement tendue, au cours de laquelle il joua un
rôle central, lui qui était devenu Premier ministre et numéro deux du
système Ouattara. Une année où il a été sur tous les fronts, sur scène
comme en coulisses, disponible sept jours sur sept et vingt-quatre
heures sur vingt-quatre.
Derniers moments de répit
Hamed, touché par le Covid-19 à deux reprises ainsi que par une crise
de paludisme, n’était donc pas au mieux de sa forme. Mais
d’excellente humeur, heureux d’être enfin au calme parmi les siens,
avec son épouse Yolande, ses quatre enfants et une ribambelle de
cousins. Et nous, ma femme et mes trois garnements qui découvraient
la Côte d’Ivoire. Petit comité propice au farniente, aux échanges, la
musique – sa grande passion – toujours en fond sonore. Il plongeait
dans l’océan chaque matin, se délectait de poissons grillés qu’il
dévorait à sa manière, engloutissant de larges portions avant d’en
recracher les plus grosses arrêtes. S’amusait de quelques boutades
lancées à ses enfants ou à celle qu’il appelait son « âme sœur »,
Yolande, rencontrée vingt-sept ans plus tôt à l’aéroport de Roissy. Ce
seront ses derniers moments de bonheur, de plaisir et de répit.
Tout s’est précipité courant janvier.
Au début du mois, il est venu passer quelques jours chez lui, à Neuilly,
avec Yolande. Ultime break avant le marathon électoral, pour se
couper des contingences abidjanaises, du portable qui sonne sans
cesse. Il en profite pour passer des examens à l’Hôpital américain car,
dit-il, il peine à comprendre pourquoi les coups de fatigue qui
s’abattent sur lui ne passent pas. Pis, ils se multiplient. Retour à
Abidjan, le devoir l’appelle. Puis, de nouveau Paris, à la fin janvier
pour d’énièmes rendez-vous médicaux. Seul, avec Nestor, son fidèle
majordome qui veille sur lui comme sur la prunelle de ses yeux en
tous lieux, y compris lors de ses déplacements. Et Idriss Karamoko,
l’un de ses plus proches amis. Il souffre d’anémie, se nourrit peu, lui
d’ordinaire si bon vivant. Et toujours ces satanés « coups de barre ».
Hypothèses et rumeurs
Je lui rends visite le vendredi 29 janvier, à son domicile, en milieu
d’après-midi. Il a fait une exception pour moi, souhaitant se préserver
au maximum et se reposer. Immédiatement, je vois que cela ne va pas
: il a les traits tirés et est très amaigri. Six ou sept kilos, sans doute,
envolés depuis Assinie. Jamais je n’avais vu ce colosse toujours en
action si fragile. « Je n’ai plus de jus, me dit-il. Je n’arrive plus à me
concentrer, je n’ai jamais été comme cela. »
J’échafaude des hypothèses : burn-out, séquelles du Covid, virus ou
parasite tropical… Tout y passe. « Ce qui est étrange, c’est que Nestor
est tombé malade au même moment que moi, on a pensé à une crise
de palu. Il a perdu plus de dix kilos », précise-t-il. Les deux
consomment les mêmes aliments.
Aurait-il pu être empoisonné ? La rumeur court à Abidjan, mais il n’y
croit guère. Nous nous quittons, car je sens qu’il a besoin de faire une
sieste. Au moment de partir, il tient à me rassurer : « Ne t’inquiète
pas, cela va passer, j’ai juste besoin de repos. On se voit à Abidjan… »
Dans l’après-midi du 18 février, « Hambak » quitte la capitale
économique ivoirienne, qu’il avait retrouvée durant une quinzaine de
jours, pour Paris, une nouvelle fois, à bord d’un Grumman 5 de la
flotte présidentielle. Son état a empiré. Le chef de l’État, Alassane
Ouattara, voit bien que son Premier ministre n’en peut plus.
Sa dernière sortie officielle remonte au 10 février, lors d’une rencontre
du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix
(RHDP) à Abobo, dont il est maire. Il n’aura même pas l’énergie de
participer, six jours plus tard, à la cérémonie de présentation officielle
des candidats du parti. Le président le met au repos forcé et lui
demande de retourner à Paris pour prendre le temps de se soigner.
L’heure n’est pas à la panique, il ne nomme donc officiellement aucun
intérimaire. Patrick Achi, le secrétaire général de la présidence, et
Fidèle Sarassoro, le directeur de cabinet de Ouattara, se répartissent
les dossiers liés à la primature.
Black-out total
Le 19 février, Jeune Afrique met en ligne à midi un article sur les
raisons de son départ en France. Hamed n’apprécie guère autant de
précision et m’appelle pour se plaindre, deux heures à peine après sa
publication. Quand je décroche, je ne reconnais pas sa voix, éraillée et
faible, comme s’il avait pris vingt ans d’un seul coup. « Pourquoi tu
fais ça ? me dit-il. Les gens n’ont pas besoin de savoir tout cela.
Protège-moi. » Je lui réponds, mal à l’aise, qu’il est Premier ministre,
que tout le monde s’interroge sur son absence, que J.A. fait son travail
et que, par ailleurs, les rumeurs les plus folles circulent à son sujet.
J’AI BESOIN DE COUPER, DE NE PLUS
RÉPONDRE AU TÉLÉPHONE, DE ME
CONCENTRER SUR MA SANTÉ
Nous avons souvent eu ce débat, en tête à tête, sur la transparence
dont devraient faire preuves les responsables politiques… La
conversation dure à peine deux minutes, je sens qu’il est épuisé, qu’il
n’a plus la force d’argumenter. J’abrège en raccrochant. Deux jours
plus tard, nous nous reparlons, toujours au téléphone. Il semble aller
mieux, sa voix en tout cas est meilleure. Je lui fais part de mon
inquiétude, je peine à comprendre qu’après tant d’examens, de prises
de sang, de scanners, ses médecins ne trouvent pas l’origine du mal
qui le ronge. Je ne sais pas alors qu’il souffre d’un cancer…
Sa réponse me laisse pantois : « Tout ce que je te demande, me dit-il,
c’est que tes pensées m’accompagnent. Sois à mes côtés par l’esprit,
pense à moi, je m’occupe du reste. J’ai besoin de couper, de ne plus
répondre au téléphone, de me concentrer sur ma santé. Je sais que tu
es là, c’est l’essentiel. »
Depuis ce dernier échange, l’inquiétude ne cesse de monter. En dehors
d’un cercle très restreint d’initiés, au premier rang desquels son
épouse, le couple présidentiel et Emmanuel Macron, plus aucune
information sur son état de santé ne filtre. « Il va mieux », disent
certains. « C’est très grave et son pronostic vital est engagé »,
affirment d’autres. À quel saint se vouer, alors que le black-out est
total ? Depuis combien de temps Hamed lui-même sait-il de quelle
pathologie il est réellement atteint ? Pense-t-il qu’il peut en guérir ?
La sentence, pour moi, tombe début mars : « Hambak » est
hospitalisé à l’Hôpital américain de Neuilly-sur-Seine. Cancer du foie
métastasé, en phase terminale. Seule option, une transplantation en
urgence. Le meilleur établissement pour cela est l’hôpital du KremlinBicêtre. Mais il est trop tard, jugent les experts à son chevet. Il n’est
plus opérable. Yolande, son « âme sœur », ne peut se résoudre à
baisser les bras. Il faut tout tenter, même l’impossible, même s’il n’y a
qu’une chance sur un million, pour le sauver. Elle décide, seule, qu’il
sera opéré ailleurs. Apparaît alors l’option turque.
Un séisme
Un avion est dépêché à Paris dans la soirée sur instruction du
président Recep Tayyip Erdoğan. Il doit récupérer Hamed Bakayoko et
les quelques personnes qui l’accompagnent pour qu’il soit opéré en
Turquie. L’espoir renaît, mais c’est désormais une question d’heures, le
pronostic vital est engagé : au-delà de vingt-quatre, voire de quarantehuit heures, si la transplantation n’est pas effectuée, ce sera la fin.
IL AURA LUTTÉ JUSQU’À SON DERNIER
SOUFFLE MAIS LE COMBAT ÉTAIT
PERDU D’AVANCE
Alors que le transfert était attendu dans la nuit même, le 5 mars à
midi, Hamed Bakayoko n’a toujours pas quitté Paris. Les médecins
stambouliotes confirment le diagnostic de leurs confrères français : le
patient n’est plus opérable, encore moins transportable. Il faut se
résigner… Mais le 6 mars, dans la matinée, nouveau coup de théâtre :
il est transféré vers l’Allemagne pour y suivre un traitement
expérimental. Il aura lutté jusqu’à son dernier souffle, mais le combat
était perdu d’avance. Un cancer du foie diagnostiqué tardivement ne
pardonne jamais.
Un séisme pour sa famille et ses proches, bien sûr, mais aussi pour un
Alassane Ouattara effondré, lui qui a vu ses deux « fils spirituels »,
derniers Premiers ministres et successeurs désignés décéder en moins
de huit mois. Pour la Côte d’Ivoire également, car Hamed Bakayoko
était un homme rare, surtout en politique. Un homme bon, sans
complexe ni limite.
D’une ouverture d’esprit fascinante, une « éponge » sans cesse en
quête de progrès personnels, soucieux d’apprendre chaque jour. Qui
lisait en chacun d’entre nous comme dans un livre ouvert. Se fâchait
des obédiences, des ethnies ou des catégories sociales. Capable de
discuter le plus simplement du monde et en toute franchise avec le roi
du Maroc, Mohammed VI, comme avec un vendeur d’arachide dans la
rue. Aussi à l’aise dans un palace parisien que dans un maquis de
Yamoussoukro. Un self-made man d’extraction modeste, lui, le fils
d’Anliou et de Mayama, qui avait gravi seul tous les échelons.
IL SUFFIT D’UN SOUFFLE, COMME UNE
MALADIE, UN ACCIDENT OU UN
DRAME, ET TOUT EST FINI !
Syndicaliste étudiant, fondateur du journal Le Patriote, patron de
Nostalgie, la première station de radio privée du pays, puis ministre.
Des Nouvelles technologies après les accords de Marcoussis, de
l’Intérieur en 2011, puis de la Défense après les mutineries de 2017 et
Premier ministre à compter de la mi-2020. L’enfant d’Adjamé
apparaissait même comme le grand favori pour la succession
d’Alassane Ouattara, en 2025. Qui l’aurait cru, il y a seulement dix ans
? Le destin, ô combien cruel, en a décidé autrement.
En écrivant ces lignes, un souvenir de nos derniers moments partagés,
sur la terrasse de sa villa d’Assinie, remonte. Nous n’étions que tous les
deux, après le déjeuner. « Tu sais, m’a-t-il dit en buvant sa tisane, nous
devons vraiment profiter de chaque instant, comme si c’était le
dernier. Se consacrer à l’essentiel. Nous avons tous deux beaucoup de
chance, tout pour être heureux, mais on ne le mesure pas
suffisamment. On perd du temps en futilités, soi-disant obligations,
chamailleries, jalousies, on accorde de l’importance à des choses qui
n’en ont pas. Pourtant, il suffit d’un souffle, comme une maladie, un
accident ou un drame, et tout est fini ! ». Deux mois seulement auront
suffi à lui donner raison.
Je comprends aujourd’hui qu’il savait, à cette époque, qu’un cancer le
rongeait depuis quelques mois. Il l’a gardé pour lui, par pudeur, pour
n’inquiéter personne. Sans doute pensait-il qu’il le vaincrait. Pour une
fois, hélas, il a trouvé plus fort que lui…
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