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Afrique

Interview d’Edgard Kpatindé, au sujet du décès du Maréchal-président tchadien : « Idriss Déby tenait un discours au gré des circonstances »

L’homme n’a pas coutume de s’exprimer souvent, mais il n’en n’a pas moins une lecture parfaite de l’actualité africaine. Le décès, le 20 Avril dernier, contre toute attente et alors qu’il venait d’être réélu du Maréchal-président Idriss Deby Itno passe ici sous le décryptage avisé de Edgard Kpatindé, Expert en Conseils stratégiques, Spécialiste des questions de sécurité globale et des problématiques africaines. 

La Rédaction : Monsieur Edgard Kpatindé, le Président français s’est rendu aux obsèques d’Idriss Déby dont il a chanté les louanges. Pourtant celui-ci avait parfois des propos très durs sur la France. Comment expliquez-vous ce double langage ?

Edgard Kpatindé :  Idriss Déby tenait un double langage au gré des circonstances. Il n’est d’ailleurs pas le seul. Lorsqu’il était en face de ses populations, il avait un discours très dur envers la France. Lorsqu’il était en face de ses partenaires français, c’est un autre discours qu’il tenait. Il faut prendre en considération le fait que la France dispose d’une forte présence militaire à N’Djamena et que celle-ci ne va pas sans créer de problèmes. Face à la poussée antifrançaise au Tchad, il fallait qu’Idriss Déby en face de ses populations, de ses proches, tînt un discours prétendument ferme : « Vous avez raison, ils nous pillent, ils volent nos ressources. » Est-ce que les puissances étrangères peuvent voler les ressources d’un pays sans la complicité de ses dirigeants ? Ça n’existe pas. 

La RédactionCertains disent que la France aurait lâché Idriss Déby ? 

Edgard Kpatindé : On ne peut pas dire que la France a lâché Idriss Déby. Je crois même qu’elle l’a beaucoup soutenu, au point que le Président de la République française s’est livré à un panégyrique passablement surprenant lors des obsèques du Maréchal alors même que le Président français ne peut ignorer dans quelles conditions son homologue a été tué : non pas au front les armes à la main, dans ce qui s’apparente à un véritable règlement de compte. Les chefs d’Etat africains croient souvent que le fait qu’il y ait une présence militaire étrangère à leur côté les rend invincibles ou immortels. Ce n’est pas le cas. 

La RédactionLa France a des intérêts dans la région. Vous semblent-ils menacés dans la situation actuelle ?

Edgard Kpatindé : Quels sont les intérêts de la France au Tchad ? Il faut d’abord regarder sa géographie pour le comprendre. Le pays a des frontières avec la Libye, le Soudan, la Centrafrique, où la France a toujours des soldats engagés, le Cameroun, le Nigeria, le Niger… Il est central dans la lutte contre le terrorisme. Par sa position géographique et parce que l’armée tchadienne est une armée redoutable au même titre que l’armée kenyane, le Tchad est important pour la France. Le risque pour la France aujourd’hui serait que les liens avec cette armée se distendent. Cela compliquerait encore plus la tâche de la France contre la poussée djihadiste dans le Sahel, parce que l’armée tchadienne a une expérience, parfois controversée, dont ne dispose aucune autre armée africaine dans la région. C’est, au passage, un enjeu crucial pour les pays côtiers comme le Bénin car la contamination djihadiste est à nos portes. Ceci dit, la France serait bien inspirée de revoir sa politique au Sahel. Nul n’a jamais vaincu le terrorisme par la force armée. On ne gagne pas une guerre asymétrique avec des bombardements. Regardez ce qui se passe en Afghanistan, les américains partent, après 20 ans perdus et combien de morts de part et d’autre… Il faut changer de logiciel. Pour chaque terroriste tué dans un bombardement, ce sont 15 qui vont se lever. Tout cela engendre un grand ressentiment dans les populations qui sont victimes de tous les côtés.

La RédactionLe fils d’Idriss Déby a pris le pouvoir. Pensez-vous qu’il pourra trouver les voies de conciliation nécessaire pour maintenir un certain équilibre ethnique ? Qu’en est-il de la menace liée aux rebelles et aux djihadistes ?

Edgard Kpatindé : Dans le premier décret qui a été signé par lui le 20 avril, et qui compose le fameux Conseil militaire de transition, le nouvel homme fort du pouvoir a nommé une grande partie de gens qui sont originaires du même fief que lui. Ce n’est pas un très bon signal. La formation du nouveau gouvernement fait la part belle à des anciens du régime mais également de manière plus surprenante à quelqu’un avec qui le Président Déby avait, dit-on, des relations exécrables, je veux parler du nouveau garde des Sceaux. 

Du point de vue que vous évoquez et dont je déplore la persistance, les aspects ethniques, il y a une constante, c’est que dans un certain nombre de pays, depuis les indépendances, les multitudes d’ethnies rivalisent, soit pour arriver au pouvoir, soit pour s’y maintenir, au lieu d’unir leurs forces pour le développement et le bien commun. Si en plus vous êtes minoritaire et que vous arrivez au pouvoir, vous avez toujours besoin d’aide extérieure pour vous maintenir car l’adhésion populaire peut vous faire défaut. Donc, il y a un lien d’interdépendance qui naît automatiquement. Dans nos pays où le sentiment d’appartenance nationale et le sentiment d’une citoyenneté globale ne sont pas encore développés, y compris aux sommets des États, si vous êtes d’une ethnie minoritaire, il est difficile d’accéder au pouvoir démocratiquement. Idriss Déby Itno, il ne faut pas l’oublier, était issu de l’ethnie Zaghawa. Bien que proche des Toubous, c’est une communauté minoritaire.

La RédactionCela veut dire que son fils a profité d’une contingence, c’est-à-dire l’assassinat de son père, pour faire ce qu’il convient d’appeler un « coup d’Etat constitutionnel » ?

Edgard Kpatindé : Si les choses devaient se passer comme dans un Etat de droit, c’est le président de l’Assemblée nationale qui aurait dû assurer la transition. La Constitution tchadienne le stipule. Les Constitutions africaines servent à quoi ? A rien ! Sauf à donner un semblant de label démocratique à nos pays, ce qui est déplorable. Or, ce qui fait la démocratie, ce ne sont pas des élections tripatouillées, c’est ce qui se passe entre les élections.  La communauté dite internationale, au premier rang de laquelle la France a légitimé ce coup de force. Dont acte.  Cela veut dire que si d’autres, en Afrique de l’Ouest, prennent le pouvoir au mépris des règles constitutionnelles, l’Union africaine va se taire, la France va se taire, et la CEDEAO, qui s’apparente de plus en plus à un » machin » pathétique, est aussi obligée de se taire. Donc, il faudra lire à travers les lignes. Qu’on le veuille ou non, il y a une jurisprudence qui va se créer. Le comité de transition dirigé par le Fils-Général a annoncé une période de transition de dix-huit mois, renouvelable… Je ne mets pas en cause ses qualités personnelles, au Tchad les galons de général s’acquièrent au front, ce ne sont pas des soldats de pacotille. Mais que se passera-t-il au bout de trois ans ? Tout cela n’est pas normal. Il faut que nous trouvions les voies et moyens pour qu’il y ait enfin une bonne gouvernance en Afrique parce que nous sommes la risée du monde ! Tout le monde s’en accommode dans l’indifférence générale comme si les peuples d’Afrique n’aspiraient pas eux aussi à la démocratie. Et comme si nous manquions de personnalités de valeur à même de constituer une relève. C’est insultant et tellement vain : la mort tragique d’Idriss Déby l’a montré. Son score soviétique l’a-t-il protégé des balles ?… Ceux qui justifient l’injustifiable au nom d’une pseudo stabilité devraient méditer les nombreux exemples que l’histoire nous offre : Tout empire périra. Tout homme est destiné à mourir.

La RédactionUn coup de gueule ?

Edgard Kpatindé : La publication du classement mondial de la liberté de la presse 2021 de Reporters sans frontières. Il souligne que l’Afrique reste le continent où les journalistes sont le plus durement réprimés.  Que nos dirigeants, à quelques exceptions près, n’aient toujours pas compris les règles du jeu démocratique est désolant : on ne poursuit pas un journaliste, on ne le met pas en prison. La situation de la presse dans nos pays est lamentable et participe d’un effondrement général de nos sociétés. Sans presse libre, sans justice, sans pluralisme, la démocratie n’est qu’un plumeau qu’on agite pour faire croire qu’on agit. En l’espèce nos dirigeants se conduisent comme l’idiot qui regarde le doigt qui pointe vers la lune au lieu de regarder celle-ci. Vous pouvez faire taire un journaliste, vous pouvez faire taire un opposant, vous ne pouvez pas éternellement faire taire le peuple.

La Rédaction : Un coup de cœur ? 

Edgard Kpatindé : Un coup de cœur mâtiné d’un coup de gueule. Après d’autres pays, le Burkina Faso a mis en place en mars dernier un numéro vert pour lutter contre les violences faites aux femmes. C’est une initiative utile. En deux mois, ce numéro a reçu pas loin de 500 appels. Ce succès fait mon désespoir car il montre l’ampleur des violences qui persistent contre nos femmes, nos mères, nos sœurs, nos filles. Violences physiques, psychologiques, sexuelles, économiques. Chantage aux enfants. Vous voyez les hommes tout sourire dehors, avec des apparences d’ange alors que chez eux, ce sont de véritables monstres. Il faut dénoncer les pervers narcissiques. Comment pouvons-nous prétendre bâtir une société évoluée si de telles violences persistent ? Il serait temps que la peur et la honte changent de camp. La justice – et les familles – ne doivent avoir aucune tolérance pour les pervers qui frappent une femme ou lui font du chantage économique. La société dans son ensemble est coupable. Elle laisse faire quand elle n’encourage pas. C’est un échec collectif. Je vois des jeunes femmes qui sur les réseaux sociaux font l’apologie de la suprématie masculine. J’ai à la fois honte et de la peine pour elles. En vertu de quoi nos filles seraient-elles inférieures à nos fils ? Il faut que ça change.

Source : www.adande.ga/

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